Il est amusant de constater combien le grand public possède une vision linéaire de l’Histoire, comme si le progrès technique s’était régulièrement opéré de l’Antiquité jusqu’à nos jours… Rien n’est plus faux ! Inversement, il n’y a pas véritablement de régression au Moyen-Âge, bien qu’une civilisation ait été considérablement en avance sur l’Occident d’un point de vue technique : l’Empire byzantin.
Quelques précisions bienvenues…
Avant tout, une question bête : quelle est la différence entre Byzance, Constantinople, et Istanbul ?
En géographie, pratiquement aucune ! Byzance est une cité grecque de l’Antiquité. Plus tard, à l’époque de l’Empire romain, l’Empereur Constantin fait reconstruire une nouvelle capitale pour remplacer Rome, car les frontières à l’Est sont menacées par les barbares… C’est ainsi que Constantinople nait en 330 après J.-C.
En 395 après J.-C. un événement à priori anodin vient bouleverser le monde romain : la mort de l’Empereur Théodose. Ses deux fils se partagent l’Empire d’Occident, c’est-à-dire l’Empire romain « classique », et l’Empire romain d’Orient, un espace politique dans lequel on parle le grec, une langue très répandue en Méditerranée orientale.
En 476, l’Empire romain d’Occident s’effondre. Rome n’est plus, c’est donc l’Orient qui devient le garant d’un art de vivre, d’une certaine « romanité » pourraît-on dire. Ses habitants se considèrent non pas comme les héritiers de Rome, mais bel et bien comme les seuls ressortissants d’un vrai « Empire romain ». A la différence de Rome, la Constantinople de l’Empereur Justinien résiste aux envahisseurs barbares, et reprend même aux Germains de nombreux territoires : l’Italie, l’Afrique du Nord, le Sud de l’Espagne, le Proche-Orient, les Balkans…
Mais à la mort de Justinien, l’Empire est attaqué sur tous les fronts et ne conserve que les Balkans, l’Asie Mineure et le Sud de l’Italie. On ne parle alors plus de l’Empire romain d’Orient mais d’Empire byzantin.
Cet empire fascine pendant des siècles les Européens. Son roi, le « basileus » en grec, est semblable aux empereurs de jadis. Véritable lieutenant de Dieu sur Terre, on se prosterne devant lui car il est le chef de l’Etat et de l’armée. Les Byzantins sont des Chrétiens, mais développent des particularités : les prêtres portent la barbe, peuvent se marier, et vénèrent les icônes, des images saintes peintes sur bois. Le patriarche de Constantinople, nommé par le basileus, supporte de moins en moins les interventions du pape. En 1054 l’Eglise chrétienne subit le schisme, la « séparation » : l’Eglise orthodoxe du patriarche de Constantinople se détache de l’Eglise catholique du pape de Rome.
Un savoir considérable
Pendant plusieurs siècles les Byzantins contribuent à préserver la culture occidentale en conservant des textes philosophiques majeurs, comme ceux d’Aristote. En médecine, alors que l’Occident se base sur Gallien, les Byzantins préfèrent Hippocrate, et surpassent les connaissances des Francs à l’époque des Croisades.
Mais ceux qui se font appelés « Romains » ne sont pas seulement les dépositaires du savoir antique, ils l’enrichissent considérablement au contact d’autres civilisations !
La géographie grecque est ainsi complétée par le biais d’atlas. Grâce au comptoir égypto-byzantin de l’île de Dioscoride, au large du Yemen, les Byzantins commercent avec Kerala, au sud de l’Inde. Un manuel de navigation « Voyage par mer de la Mer Rouge », explique même comment atteindre ces contrées exotiques !
L’astronomie, les mathématiques, la médecine et l’hydraulique ne sont pas en reste, et se développent grâce à l’influence arabe et perse. L’expression la plus spectaculaire de cet essor est la basilique Sainte Sophie à Constantinople, chef d’oeuvre de l’architecture, qui inspire aussi bien les dômes des mosquées arabes que la coupole de la basilique Saint Marc de Venise !
L’Empire byzantin en 1025 après J.-C. : dernier moment de prospérité avant un déclin inéluctable
Il n’est donc pas étonnant de constater que l’Empire byzantin possède, grâce à ce savoir, une avance intellectuelle considérable sur l’ensemble de l’Europe médiévale. A mon grand regret, ce sujet est peu abordé car pendant longtemps en Occident on a méprisé la civilisation byzantine (mais ceci est une autre histoire…).
De nombreux documents attestent de cette supériorité scientifique, notamment un extrait bien connu de l’Antadoposis de Liutprand de Crémone qui écrit au Xe siècle :
«Devant l’empereur se trouvait un arbre de bronze recouvert d’or dont les branches étaient garnies d’oiseaux de bronze, qui imitaient les cris des vrais oiseaux. Le trône impérial était fabriqué de telle façon qu’il paraissait d’abord très bas, puis plus haut et à un autre moment complètement en l’air. Des lions dorés, de bois ou de bronze, semblaient le garder ; ils frappaient le sol de leur queue tandis qu’un rugissement sortait de leur bouche ouverte où ils roulaient la langue. J’approchai de l’empereur et j’accomplis trois fois la proskynèse (prosternation par terre).»
De toute évidence, les Byzantins ont conservé la science des automates, d’inoffensives machines déjà mentionnées par les auteurs grecs de l’Antiquité. Mais sur les champs de bataille, les « Romains » utilisent une invention bien plus redoutable, le feu grégeois (en latin « grec »), dont le secret de fabrication est jalousement conservé par les alchimistes. Les Byzantins, toujours en infériorité numérique face aux Arabes, Turcs… et chevaliers croisés, qui pillent Constantinople en 1204, se doivent d’utiliser les armes les plus efficaces. Il en va de la survie de Constantinople !
Le feu « grec »
Le feu grégeois est connue sous de nombreux noms différents : feu liquide, romain, de guerre, explosif, grec… Son origine remonte, comme les automates, à l’Antiquité. Il s’agit d’un mélange tellement inflammable qu’il brûle même dans l’eau ! Plus tard lorsque Constantinople tombe en 1453, la composition de ce feu chimique est perdue… On raconte que des siècles plus tard un savant de Louis XV a réussi à trouver à nouveau la « recette ». Le roi, horrifié, aurait détruit la formule !
Plus de mille ans avant l’invention du napalm au Vietnâm, la flotte byzantine emploi le feu grégeois de différentes manières…
En mer, des tubes, véritables lance-flammes avant l’heure, arment les navires byzantins. Les simples explosions ne manquent pas de donner un avantage psychologique certain face aux barbares ! Au niveau du mécanisme, une pompe est activée, et propulse le terrible liquide. La chaleur est telle que les siphonarios, les soldats responsables de la machine, doivent se protéger derrière des écrans thermiques en fer ! Il existe d’autres inconvénients : la portée, ainsi que les conditions atmosphériques. Le mauvais temps interdit tout simplement l’utilisation d’une telle arme.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il existe une version « portable » de ce lance-flammes, le cheirosiphōn, « siphon à mains », que l’on utilise pendant les sièges. Ses effets sont dévastateurs comme l’atteste Jean De Joinville lors de la Septième Croisade de Saint-Louis :
« Il était aussi large en avant, comme un tonneau de vinaigre, et la queue de feu qui traînait derrière était grosse comme une grande lance, et il fait un tel bruit, comme il est venu, qu’il sonnait comme le tonnerre du ciel. Il ressemblait à un dragon volant dans les airs. Une telle lumière vive avait-elle brillé, que l’on pouvait voir tout sur le camp comme s’il faisait jour, en raison de la grande masse de feu, et l’éclat de la lumière versée. Trois fois cette nuit-là ils lancèrent le feu grec contre nous. »
Autre arme connue, toute aussi dévastatrice, la grenade, projetée par des catapultes qui peuvent atteindre leurs cibles à plus de 400 mètres de distance. Elle est utilisée pour incendier les bateaux ennemis…
Comme nous l’avons vu précédemment, les sciences techniques de l’Empire byzantin étaient loin d’être anecdotiques, elle constituaient l’expression d’une civilisation contrainte à mener la guerre, mais aussi brillante, raffinée et humaniste : à la différence de ce qui se passa dans l’Occident catholique, jamais les astronomes ne furent persécutés par les Orthodoxes ! La prise de Constantinople en 1543 par les Turcs, et ce qu’on appellerait aujourd’hui la « fuite des cerveaux » vers l’Occident, marqua un renouveau spectaculaire. Une période de prospérité quasiment sans précédent en Europe. Plus qu’un retour vers l’Antiquité… une Renaissance.
Commentaires
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Duke on 09.27.2009
Article très intéressant qui a éveillé ma curiosité pour cette composition perdue. Et j’ai trouvé ça : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1847_num_8_1_452080
Qu’en pensez-vous ?
Jean-Sébastien Guillermou on 09.27.2009
Merci pour ce lien intéressant Duke !
Il est amusant de constater la virulence de ce genre de polémiques chez les historiens du XIXe ! Chacun était prêt à avancer sa théorie en niant catégoriquement la vision de l’autre, avec plus ou moins de mauvaise foi comme si c’était « parole d’Evangile »… Inutile de dire qu’il s’agissait avant tout d’une question d’honneur ! Aujourd’hui les scientifiques sont plus mesurés tant au XXe siècle la façon même d’écrire l’Histoire a été remise en cause (ne projette-t-on pas au fond notre propre époque quand on étudie une période donnée ? C’est plus que probable quand on voit comment les historiens « nationalistes » ont chacun de leur coté justifié la guerre « pour la civilisation » de 1914-1918…).
Pour en revenir à la théorie de l’auteur en question, près de 150 ans plus tard on en sait à peine plus sur la composition de ce feu qu’on ne peut pas vraiment assimiler à de la poudre à canon étant donné que sa propriété principale était de brûler dans l’eau. Certains chercheurs pensent à un mélange de salpêtre, de souffre, de bitume et de naphte, mais à défaut de tomber un jour sur un « Tactica » byzantin révélant le secret de fabrication, on ne risque pas de trouver de sitôt. A mon humble avis je rejoins la théorie dominante en ce moment, qui défend l’idée d’un « napalm artisanal », ce qui serait plausible étant donné que les alchimistes byzantins semblaient tirer leurs connaissances d’Alexandrie, haut lieu de la culture jusqu’à la fin de l’Antiquité… Mais je reconnais que la question est loin d’être réglée !